
Kirghizstan :
Bichkek et le massif des T'ien Chan
La nuit tombe. La route à travers le Kazakhstan pour me rendre
d'Ouzbékistan au Kirghizstan n'en finit plus. Je suis impatiente de
découvrir Bichkek, la capitale du Kirghizstan, qu'Ella Maillart a
baptisé « la ville-jardin ». Nous devons y passer deux ou trois jours
avant de partir pour la montagne et nous rendre dans le village de
Jarkyn, mon interprète kirghize. Lorsque nous arrivons enfin, sous une
pluie battante, il fait nuit noire et je ne distingue pas grand-chose.
Plutôt qu'une ville-jardin, Bichkek ressemble à une immense banlieue
pavillonnaire. La seule différence, c'est qu'il y a du monde partout.
Presque tous les hommes portent le kalpak, le fameux chapeau
haut-de-forme en feutre blanc des Kirghizes. Les rues sont plongées
dans l'obscurité faute d'éclairage public et sur les trottoirs
cahoteux, une lampe de poche serait la bienvenue. Partout nous frôlons
des ombres. Nous dînons rapidement dans une gargote d'un lagman,
un plat à base de pâtes et de légumes, avant d'aller nous coucher.
Le lendemain, bazar d'Osh, achat de bottes chaudes chinoises pur
synthétique et d'un châle pur poils de chèvre pour la montagne. Puis
visite chez une des tantes de Jarkyn pour une interview, et enfin,
dîner dans un des restaurants branchés de la capitale. Oui, cela
existe. C'est un restaurant dungan, une des ethnies du pays. Nous y
faisons la connaissance d'un Ouïgour, une autre ethnie, qui nous
invite à sa table. Il est avec un ami kazakh. Leurs vêtements sont
neufs, très occidentaux. Ils disent être étudiants… Au moment de
régler l'addition, Hassan, le Ouïgour, sort une très grosse coupure.
Cela sent la mafia. Avant de partir, ils nous proposent de changer de
crèmerie, un club privé, disent-ils… Nous déclinons l'invitation.
Le
lendemain, après une journée de route de montagne en taxi collectif,
nous atteignons le village, situé à une quarantaine de kilomètres de
la frontière chinoise. Je m'attends à une petite ville de montagne
telle que je les connais en France, escarpée, aux rues tortueuses… Au
lieu de cela je découvre un immense plateau encadré de hautes cimes
enneigées, les T'ien Chan, qui culminent à 7 000 m. Le village s'étale
de tout son long sur cette immense surface plane. Les rues, longues
pistes de terre rectilignes, semblent avoir été tracées au cordeau et
se croisent à angle droit. Les maisons au toit en tôle ondulée sont
bâties de plain-pied. Le village présente peu d'attrait esthétique.
Son intérêt, c'est la vie qui l'anime. De nombreux cavaliers,
carrioles et piétons circulent dans un va-et-vient incessant sur ces
chemins où l'on croise peu d'automobiles.
Nous sommes arrivées à l'improviste. Jarkyn n'a pas prévenu, pour la
simple et bonne raison qu'il n'existe pas de téléphone au village. Sa
famille accourt : les grands-parents, le fils et la belle-fille, les
enfants. Le grand-père essuie une larme furtive. C'est un des imams du
village. Il annonce qu'il sacrifiera un mouton en mon honneur. Je
proteste en vain. Jarkyn m'explique qu'ici, c'est normal, l'hôte est
considéré comme la personne la plus importante. Les petits voisins
arrivent, curieux. Puis Saliman, la belle-fille, me conduit à ma
chambre. Immense, de belles proportions, d'innombrables tapis aux
couleurs vives et des peaux de moutons sur le sol. Pas de meuble,
juste une console contre un mur. Dans un coin, un monceau de
couvertures : la nuit, il fait très froid. Nous sommes à 3 000 m
d'altitude. Vivent le châle et les chaussettes en laine de chèvre.
Ce
jour-là, des voisins donnent une grande fête pour la circoncision de
leurs jumeaux, Aman et Essen, trois ans. Pour l'occasion, ils ont
prévu de sacrifier un cheval. Nous sommes invitées à assister au
rituel. Le jeune animal, un an à peine, fougueux, est attrapé, puis
sanglé. Paniqué, il se débat, en vain. Les hommes sont obligés de s'y
mettre à quatre pour achever de l'entraver. Une fois l'animal
maîtrisé, l'assemblée se tourne vers la montagne sacrée, à l'ouest,
pour faire bata, la prière qui se fait avant tout sacrifice
animal. Le cheval est mis à terre. Buura, la maîtresse de maison,
apporte la bassine qui recueillera son sang. Un homme approche un
couteau. Le cheval est égorgé. Son sang gicle à flots dans des bruits
flasques, l'odeur me prend à la gorge. C'est absolument insoutenable.
J'utilise mon appareil photo en guise d'écran et prends plus de 300
clichés, cela m'évite de regarder. Peu à peu, il perd conscience et
sombre dans le coma avant de mourir. Ensuite Buura invite l'assistance
à sa table. Seuls les quatre hommes restent dehors pour dépecer
l'animal. Autour d'eux, les enfants s'affairent, curieux. Les trois
nuits qui suivront, je ne dormirai pas. Cauchemars, semblants
d'hallucinations, impossible de chasser le jeune cheval et son martyre
de mon esprit.!
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